Les théories psychologiques et psychanalytiques développées par Freud et ses successeurs ont provoqué un bouleversement profond de l'approche de la sexualité. Ce sujet qui était traditionnellement tabou, dont on ne parlait qu'avec gêne, s'est vu promu ainsi au rang des matières scientifiques, est devenu - grâce au professeur Kinsey et à ses émules - objet de statistiques, et a acquis droit de cité au sein de l'Université. Parallèlement s'est développée une véritable"révolution sexuelle" qui a transformé radicalement non seulement les mentalités, mais aussi le comportement et les moeurs : ce qu'hier on désignait par licence et libertinage s'appelle aujourd'hui liberté... Dans cette perspective, toute tendance à refréner le désir, les pulsions sexuelles est suspecte, taxée de rétrograde, condamnée parce qu'archaïque, arriérée, et malsaine. Il parait intéressant, dans ce contexte, de situer la position juive par rapport au courant contemporain afin d'en apprécier le degré de modernité.

En fait, les théories modernes n'ont pas, tant s'en faut, clarifié ni solutionné les problèmes. Nous en sommes quotidiennement témoin : chez les adeptes de ces mouvement de "libération", la cellule familiale s'est désagrégée, les valeurs morales traditionnelles sont piétinées sans qu'en contrepartie ils aient accédé à une forme plus élevé de bonheur, ou même d'équilibre. Au contraire, le nombre des moroses, des insatisfaits, des frustrés, des malades de la solitude, des névropathes, de tout acabit semble augmenter constamment... Ainsi que l'expose le rabbin-professeur Nahoum-Norman LAMM (1), la conscience occidentale est écartelée entre deux courants totalement antinomiques. D'une part, la foi et le respect, mêlés de crainte, inspirés par une certaine psychanalyse qui érige le refoulement du désir en danger absolu, invitent à laisser libre cours à l'instinct. Cette philosophie de la sexualité n'est d'ailleurs nouvelle que par son "revêtement" scientifique et sa connotation existentielle. Dans le fond, une telle approche renoue avec des conceptions très anciennes qui, sous des formes diverses, depuis l'antique "prostitution sacrée" des Cananéens - dont la Bible elle-même se fait l'écho- jusqu'au fameux libertinage romain, exprimèrent la même "religion du plaisir". D'autre part, le monde occidental reste, même s'il s'en défend, profondément influencé par le christianisme qui constitue la pierre angulaire de sa culture. Le christianisme primitif, qui identifiait sexe et péché originel, et voyait dans le mariage une concession aux "faiblesses de la chair", survit inconsciemment dans les mentalités et conduit quoiqu'on en dise, à ressentir la sexualité comme une chose honteuse. Cette double tension est responsable du sentiment de culpabilité, générateur de névrose, si vivement dénoncé par les psychanalystes.

Le judaïsme permet d'échapper à ce dilemme tragique en offrant une troisième voie.

La Thora a toujours conféré à la sexualité une importance exceptionnelle. Les interdits sexuels, la sexualité illégale (incestes, adultère, relations en période de règles ou, après les règles, avant passage par le bain rituel) compte parmi les trois défenses capitales de la Loi juive : il est prescrit de mourir plutôt que de les transgresser !C'est, de plus, la zone génitale qui porte le sceau de l'alliance - la circoncision. Enfin et surtout, l'acte sexuel fait l'objet de deux Mitsvot, de deux commandements religieux.

Le premier est celui de la procréation : Piria Verivia. Quiconque se condamne à l'abstinence totale, commet une faute très grave : "...Celui qui ne s'applique pas à remplir son devoir de procréer, c'est comme s'il commettait un meurtre et réduisait l'image de D.; par sa faute, la Providence s'éloigne d'Israël ''( Choul'han 'aroukh, Even Haézer, I, 1). C'est que Piria Verivia est la première des 613 Mitsvot énoncées dans la Thora. Grâce à elle, l'homme se trouve l'associé de D. dans l'oeuvre de la création, volontairement inachevée, qu'il perpétue et complète. Cet aspect positif de l'acte sexuel est, il est vrai, méconnu par notre société de consommation qui ne recherche que plaisir et érotisme... Cependant, même lorsque les relations sexuelles sont dépourvues de toute finalité reproductrice (femme stérile, enceinte, ménopausée) elles font aussi l'objet d'une Mitsva : la Mitsvat Ona. L'amour, en tant que tel, constitue un impératif religieux ! Du reste existe-t-il un texte plus significatif et évocateur que celui de la Genèse (II, 18-25): "... Il n'est pas bon que l'homme soit seul : Je veux lui faire une aide à ses côtés...C'est pourquoi l'homme laissera son père et sa mère, s'attachera à sa femme, et ils deviendront une seul chair." Et Rabbi Eliézer disait (Yevamot, 63b): "tout homme qui n'a pas de femme n'est pas un homme(!) car il est dit (Genèse V, 2) : Mâle et femelle, Il les créa et les appela du nom d'homme."

L'analyse de la Mitsvat Ona permet de mieux cerner la conception juive de la sexualité. En premier lieu, ce devoir ne concerne que les époux : La Thora n'attribue de valeur positive à l'acte sexuel que dans le cadre conjugal. Toute relation hors mariage est carrément interdite ( Choul'han 'aroukh, Even Haézer, 26, 1). D'autre part, la Mitsva incombe au seul mari : elle fait partie des obligations contractuelles qui le lient à son épouse de par le mariage lui-même. Ces deux particularités se complètent et s'expliquent mutuellement. La vie sexuelle n'est pas un but en soi, elle s'inscrit dans un contexte. Elle ne constitue qu'une des composantes d'une entreprise infiniment plus vaste, plus noble, plus ambitieuse : la réalisation d'une union authentique et profonde entre l'homme et la femme- qui constitue l'un des secrets de l'épanouissement, de l'équilibre et de la sérénité. Déconnectée du cadre conjugal, la sexualité perd l'essentiel de sa signification, elle est comme désincarnée. On conçoit, dès lors, que l'acte d'amour soit considéré comme un dû plutôt qu'un droit. Pour remplir sa véritable fonction, il doit être avant tout envisagé comme le moyen d'apporter la jouissance à l'autre, et non comme une occasion de jouir égoïstement. Cette perspective qui élimine radicalement toute notion de femme-objet et conserve ou restitue à chacun des partenaires leur "dignité de personne", correspond à la véritable définition de l'amour. "Aimer, c'est d'abord donner avant d'exiger pour soi"; c'est vouloir passionnément réaliser le bonheur de l'autre.

Inscrite dans un tel projet, l'union physique s'en trouve sublimée. Mais elle l'est encore davantage par le fait justement, que son accomplissement a valeur de Mitsva, et qu'elle actualise par là-même, la volonté divine. Elle rejoint ainsi l'un des objectifs primordiaux de tout Juif ici-bas : accéder à la sainteté par le biais de la maîtrise du corps et de la part d'animalité qui réside en chaque homme, et de leur canalisation au service de D. Les lois de pureté conjugale qui confèrent à la vie sexuelle du couple un rythme si particulier, le préservant "des inconvénients aussi bien de l'excès que de l'habitude" constituent avant tout le tremplin indispensable à la sainteté. Grâce à elles, le plus puissant de tous les instincts, celui de la reproduction, prend le pli de l'obéissance à D. - et la sexualité pénètre résolument dans le registre du sacré.

C'est cette même leçon qu'enseigne Rabbi Akiba (Sota 17a) de manière si lapidaire : "L'homme et la femme : s'ils le méritent, la providence est parmi eux; sinon, un feu les dévore ."

En effet, si on retire du mot Ich (l'homme) la lettre Yod qu'il contient, et du mot Icha (la femme) la lettre Hé, il ne reste que deux fois Ech - le feu : si l'étreinte amoureuse est vidée de tout contenu religieux, il ne subsiste plus qu'un feu dévorant et destructeur, celui de la passion. Si, au contraire, le Yod et le Hé, qui forment le nom de D. sont constamment présents dans la vie du couple, et même en ses moments les plus intimes, c'est une flamme joyeuse, réchauffante et éclairante qui illuminera leur foyer.

A de très nombreuses reprises, le Talmud évoque la sexualité et ses implications. Le lecteur est toujours frappé par la formulation et le ton, si systématiquement directs libres et spontanés. Dépourvus de la moindre gêne, ces textes respirent la santé.

Le problème essentiel auquel se heurtent nos contemporains quant à la sexualité concerne le moyen de parvenir à l'appréhender et à la vivre de manière saine et équilibrée. Le judaïsme propose, à cet égard, la solution optimale. Quoi d'étonnant à cela? La vie sexuelle représente le point de convergence absolue des forces physiologiques et psychologiques qui s'affrontent en l'homme. Or, ces énergies émanent elles-mêmes de deux entités antinomiques qui se partagent l'individu : le corps et l'âme. Seul Celui qui détient la connaissance des mécanismes qui commandent cette association mystérieuse - par le fait qu'Il en est l'auteur - est à même de définir le moyen de parvenir à l'équilibre idéal, à l'harmonie parfaite entre ces forces.

C'est parce que le monde contemporain n'a pas saisi cette vérité dans toute son ampleur, que le judaïsme reste, en ce domaine plus que dans aucun autre, en avance sur son temps.

(1) "Souga Bachochanim" éditée à Jérusalem (BP 5067). Voir également "les Portes de la Loi" de E. Gugenheim (Présence du judaïsme, Albin Michel Paris 1982), pages 138 à 141 dont cet article est largement inspiré.